Le Monde, M Blogs, Paris, 07 octobre 2013
João Almino réécrit Brasília
François Weigel
Dans son roman Hôtel Brasília (2010), João Almino, diplomate de profession, construit son récit autour de la fondation de Brasília, faisant resurgir les mythes et la mémoire contradictoire de cette ville.
Comment écrire ou plutôt réécrire une ville par le détour de la fiction ? Comment extraire de l’Histoire d’une ville la matière d’un roman, les éléments poétiques et subjectifs qui vont permettre de faire vivre le langage et les personnages d’une fiction ? Questions passionnantes… Et si, qui plus est, cette ville n’est autre que Brasília, à la fois la capitale de tous les désirs et celle des réalités les plus communes et sordides, il y a là de quoi exciter l’imagination de tout romancier qui se respecte. Vraiment ? Détrompons-nous, les romanciers s’étant penchés sur le cas de Brasília ne sont pas légion, et c’est sans doute ce qui a attiré João Almino lorsqu’il s’est lancé dans ce sacré défi : raconter l’aventure de Brasília à travers une loupe de romancier, c’est-à-dire en s’attachant à tous les à-côtés de l’histoire, à tout ce qui relève des sentiments, rêves et ambitions d’une population montrée dans toute sa diversité – des candangos (ainsi étaient appelés les ouvriers ayant construit la ville, majoritairement venus du Nordeste en quête d’un meilleur salaire) aux ingénieurs et urbanistes, en passant par des entrepreneurs peu scrupuleux, prospérant grâce aux mannes juteuses de cette cité surgie du néant.
Or Brasília est une trame inépuisable d’espoirs, d’actions et de drames, et c’est ainsi que João Almino, plutôt que de se contenter d’une seule fiction, a bâti un quintet de romans, creusant ce sillon dès Ideias para passar o fim do mundo(publié en 1987), et clôturant le cycle par Cidade Livre, publié en 2010 puis traduit en français en 2012. João Almino rappelle pourtant, dans de nombreuses interviews, qu’il n’a pas de lien affectif particulier avec Brasília, ayant passé son enfance dans le Rio Grande do Norte, où il est né en 1950. Par là il entend repousser l’appellation que les critiques lui ont très vite accolée – celle de « romancier de Brasília » – : son travail, insiste-t-il, n’aurait pas pour ambition de reproduire le plus fidèlement possible les coutumes ou les réalités sociales d’un lieu, dans la veine de la littérature régionaliste (qui a une longue tradition au Brésil), mais plutôt d’explorer la subjectivité de personnages variés, et de pétrir le langage pour s’approcher des émotions.
Sans être ni un roman régionaliste ni un pur roman historique, Cidade Livre en emprunte toutefois quelques ressorts. Du point de vue de la forme, il se présente comme un blog écrit par un journaliste, mais João Almino s’amuse à dépister son lecteur en jouant sur l’ambigüité entre auteur et narrateur, puisque l’auteur du blog signe son blog par les initiales JA, ajoutant de surcroit qu’il a fait corriger son texte par un ami nommé… João Almino. Du point de vue du contenu, le bloggeur entremêle petites et grandes aventures, faisant à la fois le récit de son enfance dans la Cidade Livre (la « Ville libre »), lieu provisoire de peuplement avant l’achèvement de Brasília (la Cidade Livre échappera finalement à la destruction, devenant un quartier précaire de la périphérie), et contant dans le même temps les événements fondateurs de la capitale, notamment à travers la relecture des carnets laissés par son père, qui s’était donné pour tâche de consigner les phrases et grands actes de cette épopée. Le résultat est un mélange déroutant de chronique historique et de souvenirs intimes. Et le roman, ombre portée de l’histoire, s’efforce de faire revivre une mémoire oubliée, des sentiments que nul texte historique, nulle entrée d’encyclopédie ne sont à même de restituer.
Je me souviens des fois où je marchais sur les avenues boueuses en fin de nuit, quand la Cidade Livre cessait de dormir et que ses boutiques restaient ouvertes afin de pouvoir fournir des marchandises à l’aube, à mesure que Brasília se construisait à une cadence effrénée, et j’apercevais alors des joueurs de guitare ou de tam-tam dans les bars ou j’assistais même à des sérénades devant des maisons, les nuits de pleine lune. […] L’attraction principale de la ville, un motif d’orgueil pour moi, était son apparence de Far West, de ville de film américain qui, comme disait papa, n’existait nulle part au Brésil. (Hôtel Brasília, traduction de Geneviève Leibrich, Métailié, 2012)
Brasília, une ville de western – comme le suggère le narrateur ? Il est vrai que les acteurs de la fondation de Brasília, en tant que pionniers, ont quelque chose de grand que le roman saisit très bien, et João Almino rend ici une forme d’hommage tant à des personnages historiques, comme Bernardo Sayão, ingénieur et directeur de la Novacap (la Compagnie urbaine de la nouvelle capitale) qu’à la masse d’ouvriers ayant vécu et travaillé dans des conditions terribles, représentés dans ce roman par le personnage fictif de Valdivino, un Bahianais haut en couleurs. Mais le récit fait aussi allusion aux échecs de l’utopie, et cerne les problèmes de violence, de misère et d’injustice sociale, qui sont encore exacerbés dans cette ville construite sur fond d’idéalisme. Ainsi, si Brasília intéresse tellement João Almino en tant qu’espace de fiction, c’est en raison des mythes qu’elle cristallise, et aussi parce qu’elle permet de s’interroger sur des questions d’identité, sur la fondation du neuf à partir de rien, l’élaboration d’une culture et d’une mémoire communes qui agrègent d’innombrables migrants. Enfin, en insérant dans son roman le personnage d’Íris Quelemém, une prostituée qui finit par monter une secte mystique, João Almino met l’accent sur les contrastes entre le moderne et l’archaïque, entre le plan urbain rectiligne de la ville et la façon dont la fantaisie s’empare spontanément de la ville.
Tous, fondateurs modernistes de la ville et mystiques attendant une nouvelle ère cosmique, ont cependant comme point commun leur espoir en une nouvelle civilisation. On pourrait croire que cet espoir s’encastre définitivement face à la réalité et au quotidien de Brasília, mais les idéaux ne disparaissent pas, l’enthousiasme perdure, comme le laisse entendre le narrateur de Cidade Livre :
En relisant ces carnets|…], je ressentis le désir de rallumer l’esprit de la fondation de la « capitale moderne du monde », comme avait dit un professeur de l’université de Palerme ; la ville qui « pour les habitants du monde » signifiait « espoir et foi en l’avenir », comme avait déclaré Frank Capra, cités tous les deux dans un carnet de papa. Je la voyais à présent comme un enfant qui naît entouré de grandes promesses mais qui ne réussit même pas à grandir avec la dignité de ses parents ; qui devient marginal mais qui peut encore, s’il le veut vraiment, se mettre un jour en conformité avec la flamme qui lui a donné vie.
http://francoisweigel.blog.lemonde.fr/2013/10/07/joao-almino-reecrit-brasilia/
Le Monde, M Blogs, Paris, 07 octobre 2013
João Almino réécrit Brasília
François Weigel
Dans son roman Hôtel Brasília (2010), João Almino, diplomate de profession, construit son récit autour de la fondation de Brasília, faisant resurgir les mythes et la mémoire contradictoire de cette ville.
Comment écrire ou plutôt réécrire une ville par le détour de la fiction ? Comment extraire de l’Histoire d’une ville la matière d’un roman, les éléments poétiques et subjectifs qui vont permettre de faire vivre le langage et les personnages d’une fiction ? Questions passionnantes… Et si, qui plus est, cette ville n’est autre que Brasília, à la fois la capitale de tous les désirs et celle des réalités les plus communes et sordides, il y a là de quoi exciter l’imagination de tout romancier qui se respecte. Vraiment ? Détrompons-nous, les romanciers s’étant penchés sur le cas de Brasília ne sont pas légion, et c’est sans doute ce qui a attiré João Almino lorsqu’il s’est lancé dans ce sacré défi : raconter l’aventure de Brasília à travers une loupe de romancier, c’est-à-dire en s’attachant à tous les à-côtés de l’histoire, à tout ce qui relève des sentiments, rêves et ambitions d’une population montrée dans toute sa diversité – des candangos (ainsi étaient appelés les ouvriers ayant construit la ville, majoritairement venus du Nordeste en quête d’un meilleur salaire) aux ingénieurs et urbanistes, en passant par des entrepreneurs peu scrupuleux, prospérant grâce aux mannes juteuses de cette cité surgie du néant.
Or Brasília est une trame inépuisable d’espoirs, d’actions et de drames, et c’est ainsi que João Almino, plutôt que de se contenter d’une seule fiction, a bâti un quintet de romans, creusant ce sillon dès Ideias para passar o fim do mundo(publié en 1987), et clôturant le cycle par Cidade Livre, publié en 2010 puis traduit en français en 2012. João Almino rappelle pourtant, dans de nombreuses interviews, qu’il n’a pas de lien affectif particulier avec Brasília, ayant passé son enfance dans le Rio Grande do Norte, où il est né en 1950. Par là il entend repousser l’appellation que les critiques lui ont très vite accolée – celle de « romancier de Brasília » – : son travail, insiste-t-il, n’aurait pas pour ambition de reproduire le plus fidèlement possible les coutumes ou les réalités sociales d’un lieu, dans la veine de la littérature régionaliste (qui a une longue tradition au Brésil), mais plutôt d’explorer la subjectivité de personnages variés, et de pétrir le langage pour s’approcher des émotions.
Sans être ni un roman régionaliste ni un pur roman historique, Cidade Livre en emprunte toutefois quelques ressorts. Du point de vue de la forme, il se présente comme un blog écrit par un journaliste, mais João Almino s’amuse à dépister son lecteur en jouant sur l’ambigüité entre auteur et narrateur, puisque l’auteur du blog signe son blog par les initiales JA, ajoutant de surcroit qu’il a fait corriger son texte par un ami nommé… João Almino. Du point de vue du contenu, le bloggeur entremêle petites et grandes aventures, faisant à la fois le récit de son enfance dans la Cidade Livre (la « Ville libre »), lieu provisoire de peuplement avant l’achèvement de Brasília (la Cidade Livre échappera finalement à la destruction, devenant un quartier précaire de la périphérie), et contant dans le même temps les événements fondateurs de la capitale, notamment à travers la relecture des carnets laissés par son père, qui s’était donné pour tâche de consigner les phrases et grands actes de cette épopée. Le résultat est un mélange déroutant de chronique historique et de souvenirs intimes. Et le roman, ombre portée de l’histoire, s’efforce de faire revivre une mémoire oubliée, des sentiments que nul texte historique, nulle entrée d’encyclopédie ne sont à même de restituer.
Je me souviens des fois où je marchais sur les avenues boueuses en fin de nuit, quand la Cidade Livre cessait de dormir et que ses boutiques restaient ouvertes afin de pouvoir fournir des marchandises à l’aube, à mesure que Brasília se construisait à une cadence effrénée, et j’apercevais alors des joueurs de guitare ou de tam-tam dans les bars ou j’assistais même à des sérénades devant des maisons, les nuits de pleine lune. […] L’attraction principale de la ville, un motif d’orgueil pour moi, était son apparence de Far West, de ville de film américain qui, comme disait papa, n’existait nulle part au Brésil. (Hôtel Brasília, traduction de Geneviève Leibrich, Métailié, 2012)
Brasília, une ville de western – comme le suggère le narrateur ? Il est vrai que les acteurs de la fondation de Brasília, en tant que pionniers, ont quelque chose de grand que le roman saisit très bien, et João Almino rend ici une forme d’hommage tant à des personnages historiques, comme Bernardo Sayão, ingénieur et directeur de la Novacap (la Compagnie urbaine de la nouvelle capitale) qu’à la masse d’ouvriers ayant vécu et travaillé dans des conditions terribles, représentés dans ce roman par le personnage fictif de Valdivino, un Bahianais haut en couleurs. Mais le récit fait aussi allusion aux échecs de l’utopie, et cerne les problèmes de violence, de misère et d’injustice sociale, qui sont encore exacerbés dans cette ville construite sur fond d’idéalisme. Ainsi, si Brasília intéresse tellement João Almino en tant qu’espace de fiction, c’est en raison des mythes qu’elle cristallise, et aussi parce qu’elle permet de s’interroger sur des questions d’identité, sur la fondation du neuf à partir de rien, l’élaboration d’une culture et d’une mémoire communes qui agrègent d’innombrables migrants. Enfin, en insérant dans son roman le personnage d’Íris Quelemém, une prostituée qui finit par monter une secte mystique, João Almino met l’accent sur les contrastes entre le moderne et l’archaïque, entre le plan urbain rectiligne de la ville et la façon dont la fantaisie s’empare spontanément de la ville.
Tous, fondateurs modernistes de la ville et mystiques attendant une nouvelle ère cosmique, ont cependant comme point commun leur espoir en une nouvelle civilisation. On pourrait croire que cet espoir s’encastre définitivement face à la réalité et au quotidien de Brasília, mais les idéaux ne disparaissent pas, l’enthousiasme perdure, comme le laisse entendre le narrateur de Cidade Livre :
En relisant ces carnets|…], je ressentis le désir de rallumer l’esprit de la fondation de la « capitale moderne du monde », comme avait dit un professeur de l’université de Palerme ; la ville qui « pour les habitants du monde » signifiait « espoir et foi en l’avenir », comme avait déclaré Frank Capra, cités tous les deux dans un carnet de papa. Je la voyais à présent comme un enfant qui naît entouré de grandes promesses mais qui ne réussit même pas à grandir avec la dignité de ses parents ; qui devient marginal mais qui peut encore, s’il le veut vraiment, se mettre un jour en conformité avec la flamme qui lui a donné vie.
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João Almino réécrit Brasília
François Weigel
Dans son roman Hôtel Brasília (2010), João Almino, diplomate de profession, construit son récit autour de la fondation de Brasília, faisant resurgir les mythes et la mémoire contradictoire de cette ville.
Comment écrire ou plutôt réécrire une ville par le détour de la fiction ? Comment extraire de l’Histoire d’une ville la matière d’un roman, les éléments poétiques et subjectifs qui vont permettre de faire vivre le langage et les personnages d’une fiction ? Questions passionnantes… Et si, qui plus est, cette ville n’est autre que Brasília, à la fois la capitale de tous les désirs et celle des réalités les plus communes et sordides, il y a là de quoi exciter l’imagination de tout romancier qui se respecte. Vraiment ? Détrompons-nous, les romanciers s’étant penchés sur le cas de Brasília ne sont pas légion, et c’est sans doute ce qui a attiré João Almino lorsqu’il s’est lancé dans ce sacré défi : raconter l’aventure de Brasília à travers une loupe de romancier, c’est-à-dire en s’attachant à tous les à-côtés de l’histoire, à tout ce qui relève des sentiments, rêves et ambitions d’une population montrée dans toute sa diversité – des candangos (ainsi étaient appelés les ouvriers ayant construit la ville, majoritairement venus du Nordeste en quête d’un meilleur salaire) aux ingénieurs et urbanistes, en passant par des entrepreneurs peu scrupuleux, prospérant grâce aux mannes juteuses de cette cité surgie du néant.
Or Brasília est une trame inépuisable d’espoirs, d’actions et de drames, et c’est ainsi que João Almino, plutôt que de se contenter d’une seule fiction, a bâti un quintet de romans, creusant ce sillon dès Ideias para passar o fim do mundo(publié en 1987), et clôturant le cycle par Cidade Livre, publié en 2010 puis traduit en français en 2012. João Almino rappelle pourtant, dans de nombreuses interviews, qu’il n’a pas de lien affectif particulier avec Brasília, ayant passé son enfance dans le Rio Grande do Norte, où il est né en 1950. Par là il entend repousser l’appellation que les critiques lui ont très vite accolée – celle de « romancier de Brasília » – : son travail, insiste-t-il, n’aurait pas pour ambition de reproduire le plus fidèlement possible les coutumes ou les réalités sociales d’un lieu, dans la veine de la littérature régionaliste (qui a une longue tradition au Brésil), mais plutôt d’explorer la subjectivité de personnages variés, et de pétrir le langage pour s’approcher des émotions.
Sans être ni un roman régionaliste ni un pur roman historique, Cidade Livre en emprunte toutefois quelques ressorts. Du point de vue de la forme, il se présente comme un blog écrit par un journaliste, mais João Almino s’amuse à dépister son lecteur en jouant sur l’ambigüité entre auteur et narrateur, puisque l’auteur du blog signe son blog par les initiales JA, ajoutant de surcroit qu’il a fait corriger son texte par un ami nommé… João Almino. Du point de vue du contenu, le bloggeur entremêle petites et grandes aventures, faisant à la fois le récit de son enfance dans la Cidade Livre (la « Ville libre »), lieu provisoire de peuplement avant l’achèvement de Brasília (la Cidade Livre échappera finalement à la destruction, devenant un quartier précaire de la périphérie), et contant dans le même temps les événements fondateurs de la capitale, notamment à travers la relecture des carnets laissés par son père, qui s’était donné pour tâche de consigner les phrases et grands actes de cette épopée. Le résultat est un mélange déroutant de chronique historique et de souvenirs intimes. Et le roman, ombre portée de l’histoire, s’efforce de faire revivre une mémoire oubliée, des sentiments que nul texte historique, nulle entrée d’encyclopédie ne sont à même de restituer.
Je me souviens des fois où je marchais sur les avenues boueuses en fin de nuit, quand la Cidade Livre cessait de dormir et que ses boutiques restaient ouvertes afin de pouvoir fournir des marchandises à l’aube, à mesure que Brasília se construisait à une cadence effrénée, et j’apercevais alors des joueurs de guitare ou de tam-tam dans les bars ou j’assistais même à des sérénades devant des maisons, les nuits de pleine lune. […] L’attraction principale de la ville, un motif d’orgueil pour moi, était son apparence de Far West, de ville de film américain qui, comme disait papa, n’existait nulle part au Brésil. (Hôtel Brasília, traduction de Geneviève Leibrich, Métailié, 2012)
Brasília, une ville de western – comme le suggère le narrateur ? Il est vrai que les acteurs de la fondation de Brasília, en tant que pionniers, ont quelque chose de grand que le roman saisit très bien, et João Almino rend ici une forme d’hommage tant à des personnages historiques, comme Bernardo Sayão, ingénieur et directeur de la Novacap (la Compagnie urbaine de la nouvelle capitale) qu’à la masse d’ouvriers ayant vécu et travaillé dans des conditions terribles, représentés dans ce roman par le personnage fictif de Valdivino, un Bahianais haut en couleurs. Mais le récit fait aussi allusion aux échecs de l’utopie, et cerne les problèmes de violence, de misère et d’injustice sociale, qui sont encore exacerbés dans cette ville construite sur fond d’idéalisme. Ainsi, si Brasília intéresse tellement João Almino en tant qu’espace de fiction, c’est en raison des mythes qu’elle cristallise, et aussi parce qu’elle permet de s’interroger sur des questions d’identité, sur la fondation du neuf à partir de rien, l’élaboration d’une culture et d’une mémoire communes qui agrègent d’innombrables migrants. Enfin, en insérant dans son roman le personnage d’Íris Quelemém, une prostituée qui finit par monter une secte mystique, João Almino met l’accent sur les contrastes entre le moderne et l’archaïque, entre le plan urbain rectiligne de la ville et la façon dont la fantaisie s’empare spontanément de la ville.
Tous, fondateurs modernistes de la ville et mystiques attendant une nouvelle ère cosmique, ont cependant comme point commun leur espoir en une nouvelle civilisation. On pourrait croire que cet espoir s’encastre définitivement face à la réalité et au quotidien de Brasília, mais les idéaux ne disparaissent pas, l’enthousiasme perdure, comme le laisse entendre le narrateur de Cidade Livre :
En relisant ces carnets|…], je ressentis le désir de rallumer l’esprit de la fondation de la « capitale moderne du monde », comme avait dit un professeur de l’université de Palerme ; la ville qui « pour les habitants du monde » signifiait « espoir et foi en l’avenir », comme avait déclaré Frank Capra, cités tous les deux dans un carnet de papa. Je la voyais à présent comme un enfant qui naît entouré de grandes promesses mais qui ne réussit même pas à grandir avec la dignité de ses parents ; qui devient marginal mais qui peut encore, s’il le veut vraiment, se mettre un jour en conformité avec la flamme qui lui a donné vie.
http://francoisweigel.blog.lemonde.fr/2013/10/07/joao-almino-reecrit-brasilia/
Le Monde, M Blogs, Paris, 07 octobre 2013
João Almino réécrit Brasília
François Weigel
Dans son roman Hôtel Brasília (2010), João Almino, diplomate de profession, construit son récit autour de la fondation de Brasília, faisant resurgir les mythes et la mémoire contradictoire de cette ville.
Comment écrire ou plutôt réécrire une ville par le détour de la fiction ? Comment extraire de l’Histoire d’une ville la matière d’un roman, les éléments poétiques et subjectifs qui vont permettre de faire vivre le langage et les personnages d’une fiction ? Questions passionnantes… Et si, qui plus est, cette ville n’est autre que Brasília, à la fois la capitale de tous les désirs et celle des réalités les plus communes et sordides, il y a là de quoi exciter l’imagination de tout romancier qui se respecte. Vraiment ? Détrompons-nous, les romanciers s’étant penchés sur le cas de Brasília ne sont pas légion, et c’est sans doute ce qui a attiré João Almino lorsqu’il s’est lancé dans ce sacré défi : raconter l’aventure de Brasília à travers une loupe de romancier, c’est-à-dire en s’attachant à tous les à-côtés de l’histoire, à tout ce qui relève des sentiments, rêves et ambitions d’une population montrée dans toute sa diversité – des candangos (ainsi étaient appelés les ouvriers ayant construit la ville, majoritairement venus du Nordeste en quête d’un meilleur salaire) aux ingénieurs et urbanistes, en passant par des entrepreneurs peu scrupuleux, prospérant grâce aux mannes juteuses de cette cité surgie du néant.
Or Brasília est une trame inépuisable d’espoirs, d’actions et de drames, et c’est ainsi que João Almino, plutôt que de se contenter d’une seule fiction, a bâti un quintet de romans, creusant ce sillon dès Ideias para passar o fim do mundo(publié en 1987), et clôturant le cycle par Cidade Livre, publié en 2010 puis traduit en français en 2012. João Almino rappelle pourtant, dans de nombreuses interviews, qu’il n’a pas de lien affectif particulier avec Brasília, ayant passé son enfance dans le Rio Grande do Norte, où il est né en 1950. Par là il entend repousser l’appellation que les critiques lui ont très vite accolée – celle de « romancier de Brasília » – : son travail, insiste-t-il, n’aurait pas pour ambition de reproduire le plus fidèlement possible les coutumes ou les réalités sociales d’un lieu, dans la veine de la littérature régionaliste (qui a une longue tradition au Brésil), mais plutôt d’explorer la subjectivité de personnages variés, et de pétrir le langage pour s’approcher des émotions.
Sans être ni un roman régionaliste ni un pur roman historique, Cidade Livre en emprunte toutefois quelques ressorts. Du point de vue de la forme, il se présente comme un blog écrit par un journaliste, mais João Almino s’amuse à dépister son lecteur en jouant sur l’ambigüité entre auteur et narrateur, puisque l’auteur du blog signe son blog par les initiales JA, ajoutant de surcroit qu’il a fait corriger son texte par un ami nommé… João Almino. Du point de vue du contenu, le bloggeur entremêle petites et grandes aventures, faisant à la fois le récit de son enfance dans la Cidade Livre (la « Ville libre »), lieu provisoire de peuplement avant l’achèvement de Brasília (la Cidade Livre échappera finalement à la destruction, devenant un quartier précaire de la périphérie), et contant dans le même temps les événements fondateurs de la capitale, notamment à travers la relecture des carnets laissés par son père, qui s’était donné pour tâche de consigner les phrases et grands actes de cette épopée. Le résultat est un mélange déroutant de chronique historique et de souvenirs intimes. Et le roman, ombre portée de l’histoire, s’efforce de faire revivre une mémoire oubliée, des sentiments que nul texte historique, nulle entrée d’encyclopédie ne sont à même de restituer.
Je me souviens des fois où je marchais sur les avenues boueuses en fin de nuit, quand la Cidade Livre cessait de dormir et que ses boutiques restaient ouvertes afin de pouvoir fournir des marchandises à l’aube, à mesure que Brasília se construisait à une cadence effrénée, et j’apercevais alors des joueurs de guitare ou de tam-tam dans les bars ou j’assistais même à des sérénades devant des maisons, les nuits de pleine lune. […] L’attraction principale de la ville, un motif d’orgueil pour moi, était son apparence de Far West, de ville de film américain qui, comme disait papa, n’existait nulle part au Brésil. (Hôtel Brasília, traduction de Geneviève Leibrich, Métailié, 2012)
Brasília, une ville de western – comme le suggère le narrateur ? Il est vrai que les acteurs de la fondation de Brasília, en tant que pionniers, ont quelque chose de grand que le roman saisit très bien, et João Almino rend ici une forme d’hommage tant à des personnages historiques, comme Bernardo Sayão, ingénieur et directeur de la Novacap (la Compagnie urbaine de la nouvelle capitale) qu’à la masse d’ouvriers ayant vécu et travaillé dans des conditions terribles, représentés dans ce roman par le personnage fictif de Valdivino, un Bahianais haut en couleurs. Mais le récit fait aussi allusion aux échecs de l’utopie, et cerne les problèmes de violence, de misère et d’injustice sociale, qui sont encore exacerbés dans cette ville construite sur fond d’idéalisme. Ainsi, si Brasília intéresse tellement João Almino en tant qu’espace de fiction, c’est en raison des mythes qu’elle cristallise, et aussi parce qu’elle permet de s’interroger sur des questions d’identité, sur la fondation du neuf à partir de rien, l’élaboration d’une culture et d’une mémoire communes qui agrègent d’innombrables migrants. Enfin, en insérant dans son roman le personnage d’Íris Quelemém, une prostituée qui finit par monter une secte mystique, João Almino met l’accent sur les contrastes entre le moderne et l’archaïque, entre le plan urbain rectiligne de la ville et la façon dont la fantaisie s’empare spontanément de la ville.
Tous, fondateurs modernistes de la ville et mystiques attendant une nouvelle ère cosmique, ont cependant comme point commun leur espoir en une nouvelle civilisation. On pourrait croire que cet espoir s’encastre définitivement face à la réalité et au quotidien de Brasília, mais les idéaux ne disparaissent pas, l’enthousiasme perdure, comme le laisse entendre le narrateur de Cidade Livre :
En relisant ces carnets|…], je ressentis le désir de rallumer l’esprit de la fondation de la « capitale moderne du monde », comme avait dit un professeur de l’université de Palerme ; la ville qui « pour les habitants du monde » signifiait « espoir et foi en l’avenir », comme avait déclaré Frank Capra, cités tous les deux dans un carnet de papa. Je la voyais à présent comme un enfant qui naît entouré de grandes promesses mais qui ne réussit même pas à grandir avec la dignité de ses parents ; qui devient marginal mais qui peut encore, s’il le veut vraiment, se mettre un jour en conformité avec la flamme qui lui a donné vie.
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